Drapeaux, fléaux

Vendredi 19 janvier 2002

DRAPEAUX, FLEAUX…
FLAGS AND FLAILS… FLAGGER UND FLUCHER…

Rapport au bâton, j’ai trouvé un jour que drapeaux et fléaux s’entendent comme deux bons vieux compères. De là est né, cher passant, cette installation au-dessus de ta tête…

Puis dévorée par l’ambition, soucieuse de faire « in », branché, mondial, universel ou au moins international, j’ai cherché comment l’expression se traduit en anglais : « flags and flails » - Traduction partielle, en fait, puisque "flail", instrument à battre le blé, ne comprend pas l’autre sens, grandiose, de "châtiment divin, malédiction, calamité". Flails et fléaux sont pourtant bien cousins : ils dérivent tous les deux, via l’ancien français "flaieller", du latin "flagello" : frapper, fouetter.

Des mois s’écoulèrent avant qu’émerge une hypothèse réjouissante. Bah ! si flail et fléau ont "flagello" pour grand-mère, pourquoi "flag", qui ressemble encore plus à cette aïeule, ne ferait-il pas partie de la famille ?

A la bibliothèque de Beaubourg, les cotes 806 et 82.30 donnent la réponse suivante :

L’Indo-Européen, notre mythique ancêtre, est ambivalent sur le sujet. Deux racines homonymiques, "PLÂG" et "PLÂG", expriment 1/ battre, frapper – la gaîté des moissons ou l’ardeur au combat – et "PLÂG" 2/ la lenteur, mollesse et flasque apathie des céréales au vent ou du boxeur K.O.

Gnafron, Père Fouettard, Va-t’en-guerre, Paysan Méritant et autres batteurs, harceleurs ou tourmenteurs , dans les quatre lettres "PLÂG", se confondent à s’y méprendre avec leur "flagging victims", languissantes, affaiblies, vacillantes (champs d’avoine avant la fête ou champs d’hommes à l’agonie)… A moins qu’ils n’anticipent leur propre harassement lorsque la besogne achevée, c’est rompus de fatigue qu’ils lâcheront le bâton.

Les Poilus de 14-18, inspirés dans la boue des tranchées par les "flic, flac, floc" ambiants ("bruits d’un corps qui tombe dans l’eau"), réhabilitèrent les vieux "flaquer" et "flagader" de leurs terroirs (déféquer ) en inventant le juron "flagada !" au sens de "m… !" hurlé un siècle plus tôt par un général contrarié. La génération suivante, de guerre très lasse, eut-elle des réminiscences linguistiques lorsqu’elle réemploya en 1938 "flagada" pour "fatigué" ?

Les scientifiques ont choisi le "flagelle" pour nommer le filament locomobile du spermatozoïde, allègre, trépidant, frétillant, innombrable, embarqué comme l’individu endoctriné dans une aventure qui le dépasse.

L’argot, quant à lui, retient la "flagelle" pour les plaisirs érotiques liés au fouet… Peut-être les apprécies-tu, passant, ces plaisirs-là, mais quitte à savourer te faire frapper, ne préfères-tu pas des alcôves capitonnées à une mobilisation générale, obscène, idéologique, paperassière et assassine ? Est-il nécessaire de justifier le goût des coups par l’alibi d’un débat d’idées ?

Dans La langue des Dieux…, Françoise Bader évoque le mythe de l’origine du monde des pierres errantes ( grec "planktaï"< "PLÂG"). Avant de se fixer, îles et planètes erraient en effet, les unes dans l’eau, les autres dans l’espace. Certaines s’entrechoquèrent ("symplègadès"). Ainsi de molles dérives simultanées peuvent-elles provoquer de violents impacts, ce qui nous ramène aux deux sens de PLÂG… et y introduit dès l’antiquité la notion de territoire, premier enjeu des drapeaux.

Passant, pèlerin, voyageur, le schéma joint à cette feuille résume quelques dictionnaires sur cet article. De la Sicile à l’Islande, nos langues nous le disent… de la Méditerranée à l’Océan Atlantique et de part et d’autre du Détroit de Béring, flags et fléaux engendrent plaies, plaintes et pleurs – autres bébés de "PLÂG" !

Mais les bâtons continuent de séduire et les étendards d’étourdir…

Corinne Béoust

PS :

Les langues française et italienne ont tiré leur drapeau du jeu par la tangente latine "drappus", morceau d’étoffe, qui a donné chez les italo-ibériques "chiffon, ("drappo", "trapo") puis le drapeau hexagonal et le "drapello" de la Botte.

"Bandera" espagnole, "bandeira" portugaise et "bannière" française, quant à elles, découlent du germanique "BAN", une sorte de "mobiliser pour la guerre", qu’on retrouve dans "publier les bans" (officialiser) et "bannir" (exiler).

Mercredi 26 février 2002

DRAPEAUX, FLEAUX…
FLAGS AND FLAILS… FLAGGER UND FLUCHER…

RECTIFICATIF :

LA MAUVAISE "BHLAG"

Cher passant, il me faut passer moi aussi : passer aux aveux.

Je me suis donc réveillée un jour avec l’idée que "flag" ("drapeau" en anglais) et "fléau" (dans tous les sens qu’on lui connaît) avaient la même racine étymologique. J’ai papillonné compulsivement de bibliothèques en ambassades, butinant à tous les râteliers, dictionnaires, ouvrages spécialisés et standards téléphoniques, les ingrédients d’un nectar qui propulserait cette intuition mirobolante au panthéon des idées géniales.

Moyennant quelques rattrapages audacieux sur des fautes de quarts dissimulées, j’ai franchi toutes les portes d’un slalom ascensionnel vers ce "là-bas tout n’est que beauté, luxe, calme et volupté". "Là-bas", une fois dénoncée l’aberration "drapeaux – fléaux" des sociétés humaines, je m’offrais le confort de tirer à ma conscience satisfaite l’immense couverture des langues indo-européennes… Drapée de glorieuses certitudes et de certitudes de gloire, pressée d’offrir à la face du monde le linceul des drapeaux éculés et le suaire des effigies qui nous malmènent, j’ai déclaré… une ineptie.

Annie Montaut, professeur de Hindi aux langues O., m’a gentiment aidée à quitter les faux Olympes et artifices de paradis pour atterrir dans la vraie vie, jalouse de ses mystères.

La racine de "drapeau" à radical "flag, vlag ou vleg" dans de nombreuses langues nordiques, slaves et germaniques, est l’indo-européen PLÂG qui signifie "lent, mou, flasque". D’où le vieil islandais "flakka = vaciller, voleter, flotter", puis l’albanais "flok = les cheveux", "flok bore = la neige qui tombe" et "plogët", pour "épuisé", à rapprocher du tchèque "plahocit = traîner les pieds". L’anglais retient "flag" pour "languir, traîner, faiblir". En danois et en norvégien, une série de mots commencent par "flakk-" pour évoquer l’errance et le vagabondage. En hindi, le radical "plav-", issu de PLÂG, sert d’abord à la nage et à la baignade, puis à la flottaison, puis à l’inondation (soulèvement d’eau), puis à la révolte (soulèvement de personnes), enfin à "viplavkârî = rebelle, révolutionnaire, élément séditieux".

On remarque au passage la racine homonymique indo-européenne PLÂG qui, elle sigifie "battre, frapper". D’où le lituanien "plaktî = battre", et les radicaux anglais et néerlandais "plag-" pour "taquiner, tourmenter, harceler". Un sens passif se retrouve dans les langues nordiques sous la forme de "plage = tourment, peine". Associé à "land = pays", il devient en suédois et en norvégien "calamité publique, fléau". En anglais, "plague" signifie également "peste, fléau". L’espagnol "plaga" et l’italien "piaga" disent aussi bien "blessure" que "calamité".

Dans les rituels d’obsèques, Grecs et Latins, comme les Egyptiens "se frappaient la poitrine en signe de deuil" (latin "plango"). D’où le grand courant des pleurs internationaux : espagnol "planir", "italien "paniere", russe "plakati", tchèque "plakat", ruthène (ukrainien) "plakaté". Le composé italien "compiangere" signifie "plaindre", mot français qui, avec "plaie, plaignant et complainte" appartient lui aussi à la famille PLÂG. La langue allemande a adopté le gothique "flokan = être en deuil" pour former "Fluch = malédiction" et "fluchen = maudire, lancer un juron".

Etrange engouement latino-nordique, enfin, pour le mot "apoplexie" (sorte de coup du sort) attesté dès le XIIIe siècle, qu’on trouve presque à l’identique en suédois, norvégien, danois, espagnol et italien.

Et quant au mot "fléau" ? Eh bien, cher passant, il vient, paraît-il, de l’indo-européen "BHLAG" qui signifie "faire du bruit". En découlent en latin "flagrum = martinet alourdi, ou fléau d’arme", puis son corollaire "flagrio = esclave", la version allégée de l’instrument "flagellum = fouet" et l’action "flagello = fouetter, flageller".

On retrouve en vieil islandais "blaka = frapper d’un côté et de l’autre", en anglais "flog = flageller, fustiger" et "flail = outil à battre le blé" et en vieux français "flaïeller = fouetter, châtier, être tourmenté" qui a donné le "fléau" moyenâgeux puis moderne.

Mais vois-tu, passant, comme c’est curieux : le "flagelle = filament locomobile du spermatozoïde" ne vient plus du milieu aquatique "lent, mou et flasque" de PLÂG", ni de ses dérives flottantes, vacillantes, errantes et vagabondes, mais de l’autre "BHLAG", le bruyant et percutant, producteur des "flagrum" etc… Quant aux pleureuses ("PLÂG"), c’est en silence qu’elles se battent la poitrine. Comment faut-il le comprendre ?

En attendant, chers voisins, de démêler cette embrouille, je vous prie d’excuser le bruit des drapeaux, quelquefois, la nuit…

Corinne Béoust

PS :
Peut-être te demandes-tu, passant, ce que fabrique Osiris là-haut ?… Eh bien, comme il l’a toujours fait durant ses trois mille ans d’existence (3 000 ans, c’est beaucoup pour un dieu !), il tient son Sceptre et son Fléau, parfois même ses deux Fléaux. Alors forcément il a sa place ici.

A PROPOS DE « BANNIERE »

En réponse au commentaire écrit sur le cahier d’échanges :

« Bannière, ça vient de "Ban", la communauté,
Four banal = four de la communauté,
Forban = exclu,
Bannière : élément de reconnaissance de la communauté.
C’est clair, non ? »

L’objet de ce cahier n’est pas, loin s’en faut, un concours d’érudition, mais cette assertion erronée sur le sens de "ban / bannière" nécessite un examen des sources :


Dictionnaire étymologique de la langue française, Oscar Bloch et Walther von Wartburg, PUF 1975 :

BANNIÈRE 1160. probablement dérivé de ban "convocation que le suzerain fait de la noblesse pour le servir à la guerre". On suppose que bannière a d’abord désigné le lieu où la bannière était placée au centre de l’armée, puis la bannière elle-même. (…)

BANNIR vers 1080. D’abord "appeler aux armes", en ancien français et jusqu’au XVIe siècle, signifie en outre "proclamer". (…)

BAN XIIe siècle. Terme de féodalité ; "proclamation du suzerain dans sa juridiction, circonscription, défense, condamnation à l’exil". (…) – Dérivés : banal 1247, terme de féodalité, depuis 1688 au sens de "qui se met à la disposition de tout le monde, comme ami, comme parrain", sens moderne, 1798 ; banalité 1555, sens moderne 1845 – Composés : arrière-ban XIIe ; altération, par étymologie populaire, de l’ancien français arban, (…) proprement "appel pour le service de l’armée" (…) ; banlieue 1211 (…) proprement "espace, d’environ une lieue autour d’une ville, où s’exerçait la juridiction d’une autorité", d’où le sens moderne, depuis 1690 (…) ; d’où banlieusard fin XIXe .

FORBAN 1247 (au sens de "bannissement"), au sens de "pirate" 1505, au sens de "plagiaire" 1810. Tiré d’un ancien verbe "forbannir" usité jusqu’au XVIIe siècle. (…)

BANDE "troupe" XIVe . Emprunté de l’ancien provençal banda, du gothique bandwa "signe", d’où "étendard, qui servait à distinguer un corps de troupe" ou d’une forme correspondante du germanique occidental banda. (…)

ABANDON XIIe . Issu de l’ancienne locution (mettre, laisser, etc…) a bandon "au pouvoir de", formée avec l’ancien mot bandon "pouvoir, autorité, permission", dérivé de ban (…)

Ces articles sont confirmés par ailleurs, notamment
La même année (1975) dans Trésors de la langue française dirigé par Paul Imbs, édition CNRS, et en 1998, dans le Dictionnaire historique de la langue française d’Alain Rey.

Il est clair en effet, clair comme de l’eau de source, que "bannière, bannir, forban, etc…" n’ont pas grand-chose à voir avec la "communauté" mais relèvent des notions de pouvoir féodal, d’organisation militaire et d’appel à la guerre.

Corinne Béoust

Réaction :

« Et ban sur le bec ! »

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