De la part du lion chez le rat,
et de Bartholdi chez La Fontaine,
et de Belfort dans Paris
Parmi les ornements, fioritures, sculptures et monuments de Paris, il est un lion, un seul, puissant, autonome, altier, régnant depuis son socle, à la fois reposé et alerte, stable et prêt à bondir, furieux et maître de soi, et ce lion, curieusement, se trouve ici parachuté d’ailleurs : c’est le lion de Belfort.
Quel est exactement le plus étrange ? – Que l’image de la force, ou de la résistance patriote, à Paris, ait du être empruntée à un territoire « rapporté » dont elle porte encore le nom ? – Ou que Belfort, ville de province, ait elle-même inspiré et produit un symbole de souveraineté, ce qui serait plutôt, à priori, l’apanage d’une capitale ? Ou encore que la métropole commande et accepte avec reconnaissance cet emblème de majesté venu d’ailleurs, alors qu’on pourrait aussi le percevoir comme une marque d’insolence ?
L’année 1871, à Paris, fait tristement écho à l’année 1792. Quand les acteurs de la Révolution française se trouvèrent dans l’obligation d’assumer une guerre, ils la remportèrent. Moins d’un siècle plus tard, une capitulation hâtive déclenchait dans Paris divisé et assiégé une autre révolution, la Commune. La ville de Belfort, pendant ce temps, releva le défit de s’unir pour la résistance.
Si la Révolution, où les Parisiens et les Français font corps, trouve dans le lieu significatif de la Bastille une commémoration renouvelée par la Colonne de Juillet (1830), la Commune, où les Parisiens sont assiégés, résistants mais reclus, affamés, mangeurs de rats, ne fait pas quant à elle l’objet d’un monument. La capitale, capitularde en dépit des insurgés, se rachètera plus tard une mémoire en Franche-Comté. Paris préfèrera oublier ses mangeurs de rats, même s’ils furent habités par la force du lion.
Le sculpteur Bartholdi, futur instigateur et auteur de la Statue de la Liberté, a choisi, pour rendre gloire à la résistance de Belfort, le roi des animaux, celui qui ne connaît ni suzerain ni prédateur… ou si peu.
On savait pourtant, depuis La Fontaine, qu’un lion peut tomber dans un piège, et qu’ « on a souvent besoin d’un plus petit que soi », fût-il un rat.
Le rat, de petite taille, se glisse entre les mailles du filet, piège à lion hors d’échelle, et se sauve sans embarras. Mais celui de la fable fait beaucoup plus : il va jusqu’à sauver le lion et lui infliger cette leçon : « Patience et longueur de temps font plus que force ni que rage ».
Monsieur de La Fontaine, pourquoi le rat vient-il en aide au lion, potentiellement son prédateur ? Nous avons vu plus haut, en effet, que si les hommes eux-mêmes sont amateurs de plus gros gibier, une famine peut les amener à ne pas dédaigner les petits rongeurs ! Comment les lions n’en ferait-il pas autant ?
« Entre les pattes d’un Lion / Un Rat sortit de terre assez à l’étourdie. / Le Roi des animaux, en cette occasion, / Montra ce qu’il était, et lui donna la vie. » Oui, mais c’était la paix ! Que deviendrait cette scène avec un lion exaspéré par les privations et les conflits ? « Ce bienfait ne fut pas perdu (…) Sire Rat accourut » Le rat est-il reconnaissant au point d’être suicidaire ? Est-il idéaliste au-delà de tout bon sens ?
Ou encore, l’estomac vide et amateur de ficelle, le rat se délecte-t-il de rets inespérés sans se soucier qu’il se trouve un lion coincé à l’intérieur ? La prison des rois serait-elle le festin des pauvres ? Mais peut-on nommer « patience » la gloutonnerie de qui a faim ?
Et nous, Parisiens, fils de La Fontaine et de Bartholdi, enfants naturels ou adoptés des deux communes insurrectionnelles, mangeons-nous aujourd’hui du lion, du rat, les deux à la fois, ou l’un après l’autre ?
(N’est-ce pas une façon d’ « obliger tout le monde » que faire, « autant qu’on peut » honneur à nos deux proies ?)
Paris, le 10 septembre 2001
(Cette installation a été accrochée le samedi 9 juin pour une période d’environ quatre mois. Trois sont écoulés.
Tous tes commentaires, passant, m’ont beaucoup intéressée.
Aujourd’hui, j’ai eu envie d’en faire un moi aussi)
Corinne Béoust